Mondial nomade / Voyage au pays des meubles défunts

Roman / Ed. Flammarion 2011 / J’ai Lu 2018 (Voyage au pays des meubles défunts)

Scan MN

« Plus tard, dans la nuit, il avait été tiré du sommeil par une suite d’éclairs longs et crépitants comme le flux d’un arc à souder qui déchirait la masse des nuages d’un vrombissement sourd, en surexposant le ciel et l’air d’une onde bleutée. Cette lumière froide ne pouvait résulter d’un simple orage, l’air était beaucoup trop sec, et le grondement, si proche, que Rem s’était demandé si ça n’était pas l’hôtel lui-même qui produisait ces secousses. Comme s’il contenait dans ses caves une machine infernale, une bête, un volcan, ou comme si quelqu’un s’était mis à tirer contre sa façade des feux d’artifice qui laissaient planer dans l’atmosphère une odeur de duvet brûlé et même quelques braises volatiles dont certaines, mourantes, venaient atterrir sur le lino de la chambre, aussi courtes en luminosité que le tout dernier rougeoiement d’un papier à cigarettes dans un cendrier. Rem s’était levé, puis, en se penchant à la fenêtre, il avait vu passer à seulement quelques mètres de lui une petite boule de flammes. Cette masse lumineuse s’était mise à tournoyer sur elle-même comme si, le temps de quelques secondes, elle eût pu inverser les lois de l’apesanteur, se tenir en équilibre au-dessus du vide, pour finalement retomber sur le toit des ateliers tout en bas, à la manière molle d’un torchon imbibé d’essence. Se penchant plus encore, Rem avait observé qu’il ne s’agissait pas d’un torchon, mais d’un oiseau. Ce corps incandescent qui venait d’atterrir sur la tôle ondulée des baraquements et se débattait dans des brassées d’étincelles était celui d’un corbeau. D’autres oiseaux morts finissaient de se consumer à quelques mètres de lui dans le creux des gouttières, fournissant ainsi une explication simple à ces éclairs qui ne cessaient pas de diviser le ciel : là-haut, à dix mètres ou douze mètres au-dessus des toits, entre les câbles à haute tension, leurs nids de branchages et de cintres métalliques se consumaient, explosant les uns à la suite des autres comme autant de fusibles. De ces sinistres lampions ne persistait qu’une ossature ardente dont tentaient encore de s’extraire quelques plumitifs enflammés, qui, pour le temps de quelques derniers battements d’ailes, devenaient porteurs de lumière dans le grand ciel noir de New Delhi. Ces comètes mouraient en croassant quelque part dans la nuit. Hormis cela, la ville toute entière, et jusqu’aux dernières enseignes de la périphérie, s’était momentanément rendue à l’obscurité. Des sirènes signalaient à quelques rues de là des incidents secondaires : débuts d’incendies, tentatives de pillage ou pannes d’ascenseur.(…)

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